Dans l’œil des artistes : Edith Dekyndt ou la reproduction de l’indicible
Le 20 avril dernier, dans le cadre du cycle de conférences « dans l’œil des artistes » de la Maison des Arts et de la Création de Sciences Po, le commissaire d’expositions Jean de Loisy recevait l’artiste belge Edith Dekyndt pour aborder le sujet de la crise de la relation à travers le prisme de son mode de créativité.
Pour la seconde conférence de ce cycle 2023, auquel notre Fondation apporte son soutien, le philosophe et professeur Frédéric Gros a apporté son éclairage sur les articulations du débat.
L'Art de l'Indicible : Les Dimensions Invisibles de l'Espace
Edith Dekyndt est une artiste plasticienne belge qui s’attache aux dimensions de l’espace telles que la lumière, le son, les ondes et en fait ses principales sources d’inspiration. Elle vise « la reproduction de l’indicible ».
Ce n’est pas la forme finale de l’œuvre qui la motive mais le processus qui y conduira et le sens qui lui sera donné. Elle s’attache à révéler l’impalpable, l’éphémère, une autre façon peut-être de revisiter le postulat du Petit Prince selon lequel « l’essentiel est invisible pour les yeux ».
Elle perçoit le vivant comme une transformation et ses œuvres simulent le résultat de la canalisation de ce flux.
A travers son art, elle dispense des messages forts nous invitant à remettre en cause des évidences avec lesquelles nous sommes nés et qui n’ont d’autres vertus que celle de nous rassurer : Il en va ainsi par exemple de la supériorité de l’homme sur l’animal, de la stabilité des choses …
Les Métamorphoses de l'Équilibre : Une Exploration de l'Absence et de la Transformation
Trois thèmes récurrents l’animent : la décomposition, la disparition, l’absence.
Au terme de diverses expériences elle met en scène des matériaux simples de la vie quotidienne dans des conditions environnementales extrêmes et se livre à une observation méticuleuse des phénomènes qui se produisent alors, sans que cela ne soit perceptible à l’œil nu.
Ainsi ficelle, savon, tissu sont mis en situation de sécheresse, humidité, variations chaud-froid au contact d’environnements naturels et architecturaux… L’approche de l’artiste est de nature à la fois conceptuelle et processuelle et intègre des objets naturels ou usinés, des videos ou photographies, du son et surtout de la lumière qui joue un rôle prépondérant dans chaque étape de son travail.
De l’observation méthodique et approfondie des détails infimes, naît l’appréhension de la transformation d’objets ou de situations qui les rendent selon les cas sublimes ou bouleversants, et modifie notre perception de l’équilibre de ce qui nous entoure.
Le monde matériel devient transitoire et l’équilibre – auquel on se raccroche par instinct – précaire. « La crise de la relation » devient aussi – il n’est plus possible de le nier- celle de l’Homme avec l’ environnement.
Edith Dekyndt bouscule ainsi les préjugés réconfortants qui nous empêchent d’appréhender la chute et retardent dangereusement une réactivité qui pourrait être salvatrice.
L'Inachevé Transcendé : Les Mutations Sensorielles de l'Art
La notion « d’inachevé » est au cœur du travail de l’artiste et l’humilité du regard qu’elle porte sur la transformation des éléments n’a pas son pareil pour représenter l’extraordinaire palette des variations de couleurs, lumières et perspectives atmosphériques et nous permettre d’en apprécier la beauté.
Troublée par la découverte des peintures de Vermeer alors qu’elle n’avait que vingt ans, elle s’est inspirée du caractère quasi « moléculaire » de ses tableaux.
Avec elle, chacun d’entre nous est embarqué pour un voyage initiatique procédant d’une expérience à la fois physique et mentale dans l’appréhension de l’œuvre et du lieu dans lequel elle est présentée.
L’expérience de la découverte du public peut être qualifiée de sensorielle et ouvre un autre débat qui est celui de l’ambiguïté du statut même de l’œuvre d’art et de la frontière ténue qui est franchie quand la mutation est opérée et que l’objet devient œuvre d’art.
Le Théâtre des Objets Vivants : Ombres Indigènes et Résistances Futures
Jusqu’au 31 décembre prochain, Edith Dekyndt expose à la Bourse de Commerce de Paris, ayant investi les vitrines du passage pour construire un projet au travers de notions de natures mortes, tableaux vivants, objets actifs.
On réalise ici tout le cheminement qui mène à l’apparition de l’œuvre d’art procédant de son propre questionnement qu’elle livre ici in extenso.
Elle a ainsi composé des ensembles d’objets domestiques épars et variés que l’on pourrait croire inspirés de la tradition du « théâtre d’objets. »
Le point de départ à l’origine de ce projet est une vidéo réalisée par l’artiste en 2014 intitulée Ombre indigéne. On y découvre un drapeau planté symboliquement à la Martinique sur les rochers de la Côte du Diamant, à l’endroit précis où en 1830 lors d’une funeste nuit, un bateau de traite clandestine s’est échoué entrainant dans la mort une centaine de captifs africains.
Ce drapeau est constitué de cheveux noirs coupés et la vidéo filmée à côté de la tombe du philosophe et enfant de l’île, Edouard Glissant * à qui l’on doit un apport intellectuel majeur et fondateur : le concept de Tout Monde . Il s’agit d’un espace mouvant dans lequel les langues, identités et cultures se « créolisent » et disparaissent .
La video de ce tableau à peine mouvant, que l’on pourrait qualifier d’hypnotique, est récemment devenue virale, sorte d’étendard à part entière de l’amorce d’un mouvement de résistance à la menace d’un avenir annoncé..
Selon Edouard Glissant « La communauté monde est la plus menacée aujourd’hui. (…) Si on en reste aux états nations, il y aura un massacre tous les dix ans. Je crois qu’il faut changer nos imaginaires : c’est le rôle de la littérature aujourd’hui »
.. L’art a aussi ce pouvoir ! La preuve en est… !
Edouard Glissant : 1928 – 2011