Dans l’œil des artistes : Tino Sehgal , artiste des « situations construites »
En mars dernier s’est tenue la première des quatre conférences annuelles du Cycle « dans l’œil des artistes » de la Maison des Arts et de la Création de Sciences Po, auquel notre Fondation a décidé d’apporter son soutien pour une durée de 3 ans.
Dédiées aux arts plastiques, le fil rouge retenu cette année est celui de la « Crise de la Relation » qui semble caractériser la société aujourd’hui. Il est de tradition ancestrale de définir l’homme comme un animal social censé n’exister que dans sa relation à l’autre.
Le paradoxe de ce constat de crise est d’autant plus vertigineux que nous vivons aujourd’hui dans un monde ultra connecté, où force est de constater que la méfiance est de rigueur dans nos relations modernes et que la « conflictualité » règne en maître. A ce stade la typologie même de la relation doit être réinventée entre les « Homo Connecticus » que nous sommes tous devenus.
Les artistes comme force de proposition pour résoudre la Crise de la Relation
C’est là qu’entrent en scène les artistes qui de par la mission qui leur est impartie d’explorer nos postures, sont sans doute les plus à même d’être force de proposition pour inventer des situations nouvelles et partant, apporter des solutions à cette Crise de la Relation.
Le philosophe Frédéric Gros a reçu pour cette première conférence un artiste de performance connu pour utiliser des musées et autres galeries afin de mettre en scène ses chorégraphies dans leurs espaces : il s’agit du plasticien et chorégraphe germano-britannique Tino Sehgal.
Né en 1976, d’une mère allemande et d’un père pakistanais il se revendique d’un multiculturalisme qui va au-delà de la génétique puisqu’après avoir étudié l’économie politique, il passera sans transition à l’étude et à la pratique de la danse contemporaine et de la chorégraphie de performance pour devenir incontournable dans la production d’œuvres décrites comme étant des « situations construites ».
Tino Sehgal, l'art de la performance éphémère et corporelle
Mu par la volonté de rompre avec la manière contemplative et traditionnelle de « vivre l’art », il fait du corps humain le principal instrument à créer.
Son art porte le nom de « performance » et n’est que surprise et improvisation. Sa principale caractéristique est d’être éphémère : les œuvres ne peuvent pas être achetées pour être emportées chez soi.
Quand une de ses performances est vendue, il n’y a pas de document qui en atteste et il est tout à fait en dehors du système de promotion habituelle. Avec maestria, Il a réussi à dénouer la relation de l’œuvre à la relation avec l’objet.
L’une de ses œuvres emblématique, Kiss (2002), est une pièce chorégraphique mettant en scène deux danseurs qui au cours de leur évolution proposent aux spectateurs différentes postures et positions évoquant de célèbres baisers de l’histoire de l’art.
Les corps de ces deux danseurs évoluent selon une chorégraphie lente et déterminée, leurs étreintes représentant des chefs d’œuvre historiques, objets sculpturaux – empruntés pour certains à Rodin – ou autres tableaux célèbres.
Le visiteur est implicitement invité à vivre une expérience personnelle et intime et à interroger les limites entre l’œuvre originelle et ses possibles reconstitutions.
L’ensemble des coordonnées de l’œuvre ne se révèle pas dans la matérialité, mais dans l’expérience de la confrontation et l’expression du ressenti face à la performance : cela peut donc engendrer une infinité de réactions allant de la surprise, à la gêne en passant par un « kaleidoscope » d’émotions variées.
Cette œuvre présentée à Chicago en 2007 figure désormais dans les collections françaises.
La Crise de la relation dans l'ère des moteurs de recherche
Comme le fait remarquer Frederic Gros, le drame des moteurs de recherche est qu’ils permettent toujours de trouver ce que l’on cherche mais ne nous donneront jamais l’occasion de trouver ce que l’on ne cherche pas.
Tino Sehgal s’est attaché à démontrer que ce constat engendre de facto la disparition de toute opportunité de rencontre, ce qui est précisément le mot clé de l’objet de son travail dans sa plus noble acceptation
Il va même jusqu’à parler de « rendez-vous », terminologie qui sous-tend une ambivalence magnifique, mélange de rencontre et d’abandon.
Pour renouer avec le fil de la Crise de la relation, il s’est imprégné de la philosophie de Michel Foucault envisagée comme « une expérience de transformation de soi et production d’un discours de vérité sur soi-même ».
En d’autres termes, chacun devrait forger sa personnalité comme une œuvre d’art, voire faire de sa vie une œuvre d’art.
Des formats artistiques alternatifs pour une relation interpersonnelle dématérialisée
« Le théâtre par exemple est un format artistique conçu pour produire de la distance de par la séparation nette qui existe entre la scène et le public. Les règles sont claires : le public écoute et se tait. »
Cette réflexion l’a mené à imaginer d’autres formats susceptibles d’apprivoiser la confiance du visiteur et de lui permettre de s’approprier la rencontre émotionnelle avec un art qui engendre une relation interpersonnelle dématérialisée.
Sa conception est très radicale et va même au-delà de la dématérialisation de l’œuvre proprement dite puisqu’aucune campagne de communication n’est organisée autour de ses expositions : l’émotion ne se partage qu’entre témoins. Il s’agit en quelques sortes d’une course de relais où le témoignage de l’émotion ressentie est le seul vecteur de transmission entre les visiteurs.
Mais comme le souligne Frédéric Gros, pour qu’il y ait une œuvre visuelle, il faut en préserver l’existence avec un aspect immémorial.
Tino Sehgal s’en défend : pour lui, en Occident, la conception du temps est linéaire à tous les niveaux. Il prend l’exemple des crédits bancaires, et en justifie la raison d’être par la certitude ancrée chez le client que l’avenir sera forcément mieux et légitimise le fait de payer les échéances de son crédit.
Il en va de même selon lui de l’architecture des musées telle qu’elle a longtemps été pensée : il s’agit d’un dispositif pour entrainer les visiteurs à progresser d’une salle à l’autre sans fin, toujours de façon linéaire.
Sa vision des choses est sans appel :« Pour durer, il faut un effort humain ! »
Les œuvres des musées ne perdurent que grâce aux efforts de restauration engagés. Sans ce savoir-faire et ce travail minutieux aucun tableau, aucune fresque historique n’aurait pu traverser les siècles.
« Il y a – dit-il – un soin particulier apporté à la permanence de l’attention de l’esprit sur les formes que l’on considère essentielles. »
Collectionner des œuvres immatérielles : le cas de « This situation » de Tino Sehgal
Une autre façon de conférer aux œuvres une immémorialité, est de les collectionner Et ici se pose la question de l’acquisition des œuvres immatérielles.
L’une des autres œuvres emblématiques de Tino Sehgal est « This situation » qui met en scène six acteurs discutant de thèmes dictés par l’artiste lui-même, acquise par le Centre Pompidou après avoir été exposée en 2010 à la galerie Marian Godman.
Le protocole de cette acquisition réside dans une transmission orale effectuée devant un notaire et son assesseur.
Il ne sera pas fait mention du montant de la transaction devant l’auditoire, mais souligné son authenticité et l’engagement de la responsabilité du récepteur de l’œuvre quant à sa reproduction et pérennisation.
Tino Sehgal : déjouer la règle du contrat écrit dans le domaine des arts plastiques
Tino Sehgal a réussi un autre coup de maître : celui de déjouer la règle selon laquelle toute transaction financière passe par un contrat écrit.
Dans le domaine des arts plastiques, son travail a ouvert des champs inouïs de possibilités : ses chorégraphies ont traité de toutes les ruptures et c’est en pleine connaissance de cause qu’il a choisi de déployer l’effet produit par ses œuvres entre le « regardeur » et l’objet.
Notre rôle à nous public, est de mobiliser quelque chose en nous pour pouvoir donner une existence intense à ce qui doit nous transformer, soit cette relation émotionnelle inventée par l’artiste.
Pablo Picasso disait déjà « qu’un tableau ne vit que par celui qui le regarde ».
Cette première conférence a permis à l’auditoire d’appréhender le fait que « dans l’œil de l’artiste Tino Sehgal» , l’art peut aussi être conçu pour opposer une résistance à la déshumanisation du monde moderne.
Après tout… Kant lui-même en avait fait « le troisième pilier de la raison ».